La paix, celle que nous a offerte la construction européenne ces 60 dernières années ― une longévité inédite dans notre histoire ― est une chance. Loin d’être acquise, elle s’est construite au fil des années, au rythme de l’élargissement de l’Union européenne et de l’intégration de nouveaux pays. Le Brexit sonne aujourd’hui comme un signal d’alarme.
L’Europe, stratégiquement, est de plus en plus seule face à son destin : les Etats-Unis se désengagent progressivement face à d’autres priorités (région Pacifique, mer de Chine etc.), les menaces augmentent, les périls et les défis sont là (crise des migrants) et la demande de sécurité et de défense des citoyens européens n’a jamais été aussi forte.
Or l’Europe est la seule région du monde où, depuis dix ans, les dépenses militaires ont baissé de 9 % alors qu’elles se sont accrues de 167 % en Chine, de 97 % en Russie, de 112 % en Arabie Saoudite, de 39 % en Inde etc. Sans compter les Etats-Unis qui ont maintenu leur effort militaire en valeur (guerre de l’Irak en moins !). L’Europe doit impérativement relever la garde. Mais ses Etats sont surendettés et ont des marges de manœuvre de plus en plus limitées. En dix ans, l’endettement de la France est passé de 1.200 à 2.100 milliards d’euros, un quasi-doublement dans un contexte de croissance molle avec environ 1 % par an en rythme annualisé.
« L’Europe doit relever la garde »
La France, pourtant, avait réussi à diminuer son endettement de 65 à 62 % du PIB entre 2005 et 2007. Mais elle est désormais aujourd’hui à un niveau de dette publique de plus de 95 % du PIB. Comme les taux appliqués aux obligations d’Etat sont passés sur la même période de 4 % à 0,5 %, la charge de nos intérêts est restée stable autour de 45 milliards d’euros par an. C’est trompeur et potentiellement explosif. Il est donc indispensable de se redonner les moyens de la convergence et du respect des critères de Maastricht essentiels à la cohésion de l’euro.
Or une partie significative de la dette de la zone euro provient de l’effort de défense qui, au fil des années, a permis de bâtir un socle de paix en Europe. Si les efforts ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre, ils profitent directement ou indirectement à tous. C’est donc un domaine par excellence où l’on peut mutualiser efficacement les dépenses et investissements pour bénéficier d’économies d’échelle et de synergies positives. C’est aussi et surtout la principale préoccupation et priorité exprimée par les citoyens européens. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé au Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, au Président de la BCE Mario Draghi, à François Hollande et Angela Merkel, ainsi qu’à leurs ministres concernés, la création d’un Fonds européen de sécurité et de défense.
Le fonds aurait vocation à refinancer l’ensemble des dettes des pays de la zone euro consacrées à la défense, qui s’élève au total à 2.300 milliards d’euros. Si on regarde combien chaque pays a dépensé pour sa défense depuis son entrée dans la monnaie unique, la France arrive en tête avec 720 milliards d’euros, puis viennent l’Allemagne (560 milliards), ou l’Espagne (200 milliards) etc.
Si l’on retire de la dette de chacun de ces pays la part qui relève de la défense, la dette de la France revient de 95 % à 61 % du PIB, celle de l’Allemagne est ramenée à 55 %, celle de l’Espagne à 79 %, etc. La convergence est de nouveau à portée de main.
« La convergence franco-allemande de nouveau à portée de main »
Le fonds, grâce au versement d’un capital selon un modèle comparable à celui du mécanisme européen de sécurité, émettrait des obligations AAA de long terme pour un montant d’environ 2300 Mds€ afin de reprendre à sa charge (par Opération publique d’échange ou de retrait sur le marché secondaire) cette dette émise par le passé pour financer des dépenses de défense qui ont profité à tous. Ce mécanisme permettrait de remettre à zéro la dette de défense des Etats de la zone euro en organisant son remboursement mutualisé sur une période de 50 ans.
En régime de croisière, le fonds serait financé par un transfert de ressources fiscales des Etats équivalent à 1,2 point de PIB (environ 120 milliards d’euros) qui permettrait chaque année de payer les intérêts de la dette du Fonds et de financer, avec le solde prélevé chaque année, jusqu’à la moitié des dépenses annuelles de défense des pays concernés pour peu que celles-ci ait une vocation mutualisable au niveau européen (par exemple, des opérations extérieures européennes, des garde-côtes / garde-frontières européens, une ou des plateformes aéroportées – maritimes ou terrestres- interopérables, des centres de rétention de migrants européens, des actions de cybersécurité européenne, plus de coordination des services de renseignement…).
Pourquoi la moitié au maximum ? Parce qu’il est indispensable que chaque Etat garde la maîtrise du choix de l’intégralité de ses dépenses militaires- dont ses dépenses de souveraineté spécifiques- et ne propose au remboursement que celles qui ont vocation à trouver un usage européen sous le contrôle des Etats Membres.
« Il est indispensable que chaque Etat garde sa souveraineté »
Un Conseil des gouverneurs militaires (équivalent au Conseil des gouverneurs de la BCE), constitué par exemple des Ministres de la Défense de la zone euro, administrerait le Fonds et édicterait une grille des dépenses éligibles ou non au remboursement par le fonds en fonction de critères définis en commun. Il reverrait tous les ans les budgets militaires de chaque Etat membre voté par leurs Parlements respectifs et déciderait de la part de ceux-ci éligible à la quote-part de remboursement par le Fonds européen.
Bien entendu, chaque Etat aurait toute liberté de choisir la ressource fiscale la plus adaptée à sa situation propre pour l’abondement annuel du Fonds correspondant à 1,2 point de PIB. Pour la France, il conviendrait sans doute de baisser les dépenses publiques au prorata des 1,2 point de PIB pour ne pas accroître la pression fiscale (même si le mécanisme a, par ailleurs, un impact très positif sur le budget français).
Avec ce mécanisme, le fonds reprendrait donc la totalité de la dette-défense des Etats, laquelle sortirait de la logique maastrichtienne, et financerait jusqu’à la moitié des dépenses de défense des pays concernés – le tout sans impact sur les déficits publics des pays concernés et au contraire avec un effet fortement relutif si les Etats jouent le jeu européen.
Afin de limiter les effets éventuels d’aléa moral liés à la mise en place d’un tel fonds, des règles de bonne gouvernance budgétaire seraient également mises en place. Ainsi tout Etat membre qui ne serait pas revenu à une situation proche de l’équilibre de ses finances publiques – ou à une situation excédentaire- au bout d’une certaine durée à définir (par exemple 4 à 5 ans) ne pourrait pas continuer à bénéficier des remboursements du fonds. Le fonds constituerait ainsi une puissante incitation au respect dans la durée des critères de Maastricht, ce qui remplacerait une logique de sanction qui s’est avérée difficile à mettre en œuvre et, pour tout dire, contreproductive pour l’image de la monnaie unique dans les Etats membres alors qu’elle constitue un élément majeur de stabilité et un levier extraordinaire de croissance et d’emploi.
« L’idée d’une mutualisation partielle des efforts de tous au service d’une défense commune remonte aux années 50 »
Pour conclure, permettez-moi juste de rappeler que l’idée une mutualisation partielle des efforts de tous au service d’une défense commune n’est pas nouvelle : elle remonte aux années 50, à René Pleven, le Président du Conseil français, avec l’initiative portée par Jean Monnet et Robert Schuman. Paradoxalement, c’est le Parlement français qui avait rejeté cette proposition le 30 août 1954 alors que Jean Monnet et Robert Schuman avaient réussi à convaincre l’ensemble des pays fondateurs de l’Europe (RFA, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg).
Aujourd’hui, le cadre juridique existe. Le traité de Lisbonne entré en vigueur le 1er décembre 2009 incite déjà les Etats-membres à mettre en œuvre une politique européenne de sécurité et de défense commune et une coopération structurée permanente (art. 42 et 46 du Traité complétés par le Protocole n°10). Ce Traité va plus loin que le Traité de Maastricht car il prévoit que la coopération structurée permanente peut être activée rapidement (pas de nombre minimum d’Etats membres participants contrairement aux coopérations renforcées « classiques » du Traité d’Amsterdam de 1997 qui nécessitent au moins 9 Etats membres).
Dans un contexte de montée des périls, il devient urgent d’optimiser au mieux la part de chaque budget militaire national qui touche à la défense de l’Europe (protection des frontières, plateformes communes…) ainsi que d’organiser efficacement notre sécurité commune et la défense de frontières, continentales et maritimes, d’une large zone géographique plus aisées à défendre que de multiples frontières nationales. Il est temps de passer aux actes. ■