Pour mieux positionner la France dans le numérique, il faut d’abord prendre conscience de son importance et comprendre comment il fait évoluer l’économie et la société. Le numérique n’est pas qu’un secteur qui se développerait à la marge de notre économie. Il n’est pas non plus qu’une technologie en gestation, vouée à ne produire des effets que dans un futur lointain. Le numérique provoque au contraire une évolution radicale et globale, ici et maintenant. Il concerne toute la société, qu’il bouleverse dans toutes ses dimensions. Il affecte toute l’économie, tant il change la façon de produire et de consommer dans tous les secteurs. Il nous impose une transition numérique, processus long et itératif. Comme la transition ferroviaire ou celle de l’électricité au XIXème siècle, la transition numérique devrait durer encore plusieurs décennies. À son terme, notre économie et notre société seront radicalement différentes de celles que nous avons connues au siècle dernier.
L’économie d’hier, c’est le fordisme, qui s’est structuré et développé tout au long du XXème siècle. L’économie fordiste est née lorsqu’on s’est aperçu que le pétrole, longtemps utilisé pour éclairer la nuit, pouvait aussi servir à faire tourner des moteurs. La transition fordiste s’est amorcée dans les usines automobiles américaines, au début du XXème siècle, avec le perfectionnement de l’organisation scientifique du travail et la production de biens complexes pour les marchés grand public ; elle s’est poursuivie lorsque Henry Ford a découvert que la productivité de ses employés augmentait quand il leur offrait un contrat de travail, un bon salaire, une durée de travail limitée à 40 heures par semaine. Elle a été parachevée, après la Seconde Guerre mondiale, par la mise en place des institutions qui ont permis les Trente Glorieuses : la sécurité énergétique, la généralisation du salariat, le crédit bancaire pour les ménages, le dialogue social, la protection sociale. Des difficultés sont apparues dans les années 1970, mais toute l’économie est restée essentiellement fordiste jusqu’à la fin du XXème siècle.
L’économie numérique, elle, est née en 1971, avec l’invention du microprocesseur. L’informatique personnelle s’est développée tout doucement jusqu’aux années 1990, quand Internet, le réseau des réseaux, a été ouvert à des applications civiles par les pouvoirs publics américains. La mise en réseau des ordinateurs personnels a provoqué une déflagration : des entrepreneurs se sont lancés, créeant de nouvelles applications et découvrant de nouveaux modèles d’affaires ; des financiers ont investi des milliards de dollars et déclenché une bulle spéculative, qui a permis de financer d’immenses infrastructures et les milliers d’entreprises cherchant à en tirer parti. Lorsque la bulle a éclaté, en 2000, tout cela est resté en place, prêt à servir pour les générations suivantes. Plusieurs pays, dont la France, se sont alors détournés du numérique, croyant à tort que cette « nouvelle économie » n’avait été qu’un feu de paille. Seule la Silicon Valley a continué à investir et à faire grandir ces entreprises numériques dont la multiplication et la croissance nous font entrer dans une nouvelle phase : la transition numérique. Nous quittons un paradigme, l’économie fordiste, pour rentrer dans un autre, l’économie numérique.
Les entreprises numériques sont à l’avant-garde de la transition numérique. Au début, elles n’étaient que des petites start-up, créées dans des garages. Aujourd’hui, certaines sont devenues les plus grandes entreprises du monde, diversifiées dans plusieurs secteurs, opérant à l’échelle globale, valorisées à hauteur de centaines de milliards de dollars. Les entreprises numériques sont différentes des entreprises fordistes à bien des égards : organisation, culture, rapport aux actionnaires et aux clients. Elles ont trois caractéristiques fondamentales : elles proposent à leurs clients une expérience exceptionnelle, qui s’améliore de jour en jour ; elles collectent des données des données sur leurs clients de façon régulière et systématique, pour mieux les connaître et rendre leur expérience encore plus exceptionnelle ; enfin, elles opèrent des modèles à rendements croissants, grâce auxquels il leur coûte toujours moins cher de produire à mesure qu’elles grandissent.
Les rendements croissants expliquent à quel point les entreprises numériques sont déroutantes pour tous ceux qui ont grandi dans l’économie fordiste. En présence de cette propriété singulière, la grande taille n’est plus synonyme d’essoufflement, mais d’accélération. Dans l’économie fordiste, plus une entreprise courait, plus elle s’essoufflait, au point qu’elle finissait par s’arrêter pour se concentrer sur la consolidation de sa marge abandonnant le reste du marché à ses concurrents. En présence de rendements croissants, c’est le phénomène inverse que l’on observe : plus une entreprise numérique court, plus elle court vite — et elle ne s’arrête que lorsqu’elle a conquis la quasi-totalité de son marché. C’est pourquoi l’on observe une tendance à l’extrême concentration dans l’économie numérique. Lorsque plusieurs entreprises se sont lancées depuis la même ligne, l’une d’elles finit par se détacher ; elle creuse l’écart et conquiert l’essentiel des parts de marché. C’est pourquoi Google domine à ce point la recherche en ligne, Amazon la vente de détail ou Uber le transport de personnes en ville.
Loin derrière ces entreprises numériques, les pouvoirs publics, les entreprises traditionnelles et la société dans son ensemble peinent encore à appréhender ce phénomène nouveau. La transition numérique est difficile à comprendre, au point qu’elle effraie et provoque des conflits et des tensions. Dans leur obsession de la croissance, les entreprises numériques découvrent de nouveaux modèles, y convertissent leurs clients et confrontent les entreprises traditionnelles à une concurrence d’un genre nouveau. Pendant ce temps, les pouvoirs publics peinent à imaginer les institutions qui conviendraient à ces nouvelles façons de produire et de consommer.
La plupart de nos institutions ont été conçues pour l’économie fordiste : le droit du travail, le système bancaire, le dialogue social, la protection sociale, la fiscalité, les réglementations dans des secteurs comme les transports, l’hôtellerie, l’éducation ou la santé. Lorsque l’économie devient de moins en moins fordiste et de plus en plus numérique, ces institutions deviennent inopérantes et même contre-productives. Faute d’institutions adaptées, l’économie numérique a des effets négatifs sur l’économie et la société. Tout cela inspire les discours critiques, bien connus, de tous ceux qui dénoncent le numérique et portent sur lui un jugement moral. Parce que le numérique met en danger les institutions héritées du fordisme, il faudrait le forcer à ralentir sa course et à se conformer à l’idée - en réalité dépassée - que nous nous faisons de l’organisation et du fonctionnement de l’économie.
Nous refusons ce débat moral, qui obscurcit le raisonnement et entrave les efforts nécessaires pour tirer parti de la transition numérique. L’enjeu n’est pas de critiquer le numérique en tant que tel, mais de mieux le comprendre pour l’exploiter à notre avantage. Il est urgent d’imaginer les institutions qui le rendront soutenable et permettront de redistribuer la richesse qu’il crée depuis plus de 20 ans. À travers 25 questions que nous inspire le numérique, de l’entrepreneuriat à la politique en passant par l’économie, les organisations et la société dans son ensemble, notre ouvrage vise à dissiper les malentendus, fournir les clés pour comprendre et en déduire des principes d’action — enracinés dans notre pratique personnelle du numérique et inspirés par la fréquentation de tous ceux qui utilisent le numérique, entreprennent dans le numérique, pensent le numérique. Notre pays a pris trop de retard ces 20 dernières années ; il n’est que temps de passer à l’action et de préparer ensemble les Trente glorieuses de l’économie numérique. ■
(Cette tribune est adaptée de l’introduction de Faut-il avoir peur du numérique ? 25 questions pour vous faire votre opinion, éditions Armand Colin, septembre 2016.)
* Nicolas Colin est l’auteur de nombreux travaux sur le numérique, dont L’Âge de la multitude, Entreprendre et gouverner après la révolution numérique (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015).
** Après une carrière dans l’enseignement en classes préparatoires et à Sciences Po, Laetitia Vitaud travaille aujourd’hui dans l’économie numérique, où elle s’est spécialisée sur la question de l’avenir de l'emploi, du travail et des organisations.