La Russie annexe une partie du territoire ukrainien. L’Ecosse envisage de se séparer du reste du Royaume-Uni, et la Catalogne veut faire de même. « L’Etat islamique » s’est installé à cheval sur la Syrie et l’Irak, et efface la frontière héritée des accords Sykes-Picot (1916). Le gouvernement turc se plaint du caractère « arbitraire » du tracé de ses frontières héritées du dépeçage de l’empire ottoman. La Chine avance ses pions dans les espaces maritimes voisins de son territoire. Assisterait-on à une remise en cause généralisée des frontières dans le monde ?
Soyons clairs : il s’agit là d’événements et de processus différents. Deux phénomènes distincts sont à l’œuvre.
D’une part, la « fragmentation du monde ». Depuis 1990, une trentaine d’Etats reconnus par une grande partie de la communauté internationale ont été créés, et le nombre de pays membres de l’ONU a crû de près d’un tiers. Il y avait 20 Etats en Europe en 1900 ; nous en sommes aujourd’hui à 40. Cette fragmentation, encouragée par le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », résulte de plusieurs dynamiques distinctes : l’achèvement de la décolonisation et la fin de l’URSS ; la sécession à la suite d’une guerre civile (Timor oriental, Erythrée, Kosovo, Sud-Soudan…) ; la tentation de l’indépendance en Europe (Ecosse, Catalogne, Flandre…), « à l’abri » de l’Union européenne.
D’autre part, le « retour des impérialismes ». La Russie change de manière unilatérale les frontières en Europe (le référendum en Crimée était une mascarade), et intervient en Ukraine orientale. Les forces aériennes et maritimes russes ne cessent de violer l’espace aérien et maritime de plusieurs pays européens, pour provoquer ou impressionner. Pékin fait de même en Asie de l’Est. C’est une nouvelle forme d’impérialisme, une « revanche sur l’Histoire » que pratiquent, chacune à leur manière, de grands Etats (Russie, Chine) ou de puissantes entités non-étatiques (Al-Qaeda, Daech).
Mais la remise en cause des frontières internationales par la force reste quelque chose d’exceptionnel : aucun Etat membre de l’ONU n’a jamais disparu du fait d’une action militaire. De fait, les frontières internationales sont plus résilientes qu’il n’y paraît.
Aujourd’hui, on ne trace quasiment plus de nouvelles frontières terrestres. Pourquoi ? D’abord, parce qu’il n’y a plus de « zones blanches » sur les atlas (à l’exception du continent antarctique… qui fait l’objet de nombreuses revendications territoriales). « Le temps du monde fini commence », disait Paul Valéry… Ensuite, parce que des normes de comportement se sont imposées. On trace davantage de frontières « à deux » ou à plusieurs qu’unilatéralement. On ne redécoupe plus de territoires par la force. « L’irrédentisme » existe encore dans les têtes, mais sa concrétisation n’est plus guère de saison : depuis le milieu des années 1970, l’annexion par la force est très rare. Ceux qui s’y risquent s’exposent à une réaction militaire (Malouines, Koweït), ou à la stigmatisation politique (Caucase, Crimée). A la place, on distribue parfois des passeports dans les zones occupées (ex. : Russie dans le Caucase et en Ukraine)…
Le principe de « l’intangibilité » des frontières (uti possidetis juris), développé au 19ème siècle, s’impose. Ce principe, qu’il ne faut pas confondre avec leur « inviolabilité » (on n’attaque pas son voisin), avait été refusé en Europe au temps de la Guerre froide. Mais il a été inscrit dans la Charte de l’Organisation de l’Unité Africain (bien que refusé par la Somalie et accepté avec des réserves par le Maroc). En fait, il est plus facile d’accepter le statu quo, même injuste et imparfait, que de redessiner complètement une frontière. « N’y toucher que d’une main tremblante », disait Montesquieu…
Combien de cartes d’un Moyen-Orient imaginaire, aux frontières redécoupées selon des lignes politiques, ethniques ou religieuses ont été publiées depuis quinze ans ! Mais les frontières du Moyen-Orient sont restées les mêmes. Et cela ne devrait pas beaucoup changer, même si ces frontières sont largement « artificielles » au sens où l’exercice de la souveraineté de l’Etat sur le territoire national est pour le moins limité en Syrie, en Irak, au Liban, au Yémen…
En fait, la tendance la plus forte aujourd’hui n’est pas tant le bouleversement de frontières que leur « grand retour ».
Nous ne vivons décidément pas dans le « monde sans frontières » annoncé par les prophètes de la globalisation au tournant des années 1990. Bien au contraire : face à la libéralisation du commerce, à l’accroissement de la circulation des biens et des personnes, mais aussi aux trafics, aux migrations et au terrorisme, les Etats veulent désormais reconquérir leur souveraineté. Et les associations qui militent pour la disparition des frontières (telle que « No Borders », très active en soutien des migrants à Calais) ne recueillent guère de soutien dans les opinions. (1)
Ce phénomène touche bien évidemment d’abord le monde occidental. Il est lié à ce que l’on appelle souvent le « retour du populisme ». Lorsque les électeurs britanniques votent pour le « Brexit », ils votent pour les frontières, c’est-à-dire pour la souveraineté du royaume. Lorsque Donald Trump dit « Les gens veulent voir des frontières », il exprime un sentiment largement partagé en Occident. De nouveaux murs (en fait, la plupart du temps de simples barrières) sont érigés en Europe.
Ce ne sont pas de nouveaux « murs de Berlin » : rappelons que le Rideau de Fer était conçu pour empêcher les peuples de sortir, non pour les empêcher d’entrer… Le seul véritable « mur de Berlin » existant encore aujourd’hui se situe à la frontière intercoréenne, la fameuse « Zone démilitarisée ».
Mais il existe aussi au Moyen-Orient et en Asie. Sur la péninsule arabique, on cherche à délimiter des frontières longtemps floues, qui passent généralement dans des espaces désertiques. En Asie centrale et en Asie du sud, de nouvelles barrières sont érigées. D’ici 2025, il devrait y avoir une soixantaine de « murs » dans le monde. Soit sans doute quelques 15 % des frontières terrestres.
Là où les frontières nouvelles sont dessinées, c’est en mer. Car nous sommes en phase de mise en œuvre de la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer (1982). Or les Etats parties ont la possibilité de demander des droits d’exploitation au-dessus de leur plateau continental. On connaît l’importance des ressources maritimes : pêche, minerais, pétrole et gaz… D’où des batailles juridiques importantes, qui voient nombre d’Etats faire assaut de revendications appuyées sur des justifications géologiques ou historiques, parfois douteuses. (En juillet 2016, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye a rendu une décision fondamentale : elle a donné tort à la Chine, qui estime que toutes les eaux adjacentes à son territoire lui appartiennent.) Le programme gouvernemental EXTRAPLAC (« Extension raisonnée du plateau continental ») gère les revendications françaises : il a déjà obtenu quelques beaux succès. Si toutes nos revendications étaient acceptées, la France pourrait atteindre, à l’horizon d’une dizaine d’années, le statut envié de possesseur du premier domaine maritime au monde, grâce à ses nombreux territoires d’outre-mer.
Ce retour des frontières n’est pas une tendance irréversible, mais c’est un phénomène profond et durable. Il n’est pas choquant en soi : « de bonnes barrières font de bons voisins », comme disait le poète américain Robert Frost. Ou encore, pour reprendre les termes de Régis Debray : « toute frontière est à la fois remède et poison : c’est une affaire de dosage ». Mais il faut souhaiter qu’il ne devienne pas synonyme d’enfermement, d’égoïsme et de retour au protectionnisme, qui serait dommageable pour tous. ■
(1) Profitons-en pour signaler que contrairement à un discours très répandu dans le milieu politique français, la frontière franco-britannique n’a nullement été « déplacée » à Calais : elle est toujours au milieu de la Manche… Mais en application des accords de Sangatte du Touquet, la police des frontières de chacun des deux pays est présente « de l’autre côté » dans les gares de l’Eurostar et dans les ports.
*Auteur, avec Delphine Papin, de L’Atlas des frontières. Murs, Conflits, Migrations (Les Arènes, 2016).