La raison en est sans doute que cette politique européenne fondatrice, structurante, pesant un tiers du budget de l’Union, doit répondre à des objectifs de plus en plus nombreux et qui paraissent parfois contradictoires, qu’elle déchaine les passions, aussi bien chez ses bénéficiaires directs (les agriculteurs), indirects (nous tous, citoyens et consommateurs) que chez la société civile, ONG environnementales en tête. C’est peut-être aussi parce qu’au fond cette réforme marque quand-même un vrai changement, ne serait-ce que par sa mise en œuvre qui donne plus de flexibilité et de responsabilité aux Etats Membres pour la décliner en fonction de leurs besoins. Et qu’elle apporte des innovations réelles et pose quelques jalons intéressants.
Comme tout compromis, elle n’est pas parfaite. Mais elle est équilibrée. Et mieux conçue que la précédente.
Les pages des trois règlements qui composent la PAC actuelle se comptent par centaines, et celles de la législation secondaire et des 27 plans stratégiques nationaux qui en découlent par milliers… Aussi, toute tentative de résumé des évolutions sera parcellaire. J’en retiens pourtant certains marqueurs, articulés autour d’un triptyque Revenu - Transition - Protection, dont la mise en œuvre déterminera, à mon sens, la portée de cette PAC 2023-2027.
Si la raison d’être même de la PAC - le soutien à la production agricole - n’a pas changé, je souligne quelques nouveautés très positives au service du revenu des agriculteurs. Etape nécessaire vers une distribution des aides qui ne se fasse pas éternellement qu’à la surface, chaque Etat Membre devra désormais se doter d’une définition de l’agriculteur actif ; certaines aides pourront désormais être versées à l’actif ou à l’exploitation. Quant à la majoration des aides allouées aux premiers hectares d’une exploitation, elle conforte au sein du premier pilier une dimension redistributive au profit des petites et moyennes exploitations. Par ailleurs, et c’est un sujet auquel j’étais très attaché et sensible en tant qu’ancien Président de Jeunes Agriculteurs, cette PAC sécurise l’octroi d’un soutien spécifique aux jeunes exploitants, une évidence en France mais un progrès réellement appréciable dans certains pays qui jusqu’ici n’en faisaient presque rien ! S’ajoute à cela une consolidation des aides couplées (c’est-à-dire dédiées au soutien d’une production en particulier) mais aussi l’ouverture à des programmes opérationnels accompagnant toutes les filières. Et il ne faut pas oublier, au service des régions ultrapériphériques et de leurs filières spécifiques, le budget POSEI qui est intégralement préservé - ce qui n’était pas gagné d’avance...Enfin, des progrès notables dans les règles qui encadrent les indications géographiques et la structuration des filières : références aux indicateurs de coût de production dans les contrats, gestion de l’offre pour les AOP/IGP, accords verticaux dans les filières maintenant possibles pour répondre aux standards de durabilité plus élevés, prolongation du régime d’autorisations de plantation des vignes jusqu’en 2045, sans oublier une dérogation pour le financement de la production locale à La Réunion via une cotisation interprofessionnelle étendue. Dans l’ensemble, ces ajouts doivent certainement quelque chose à l’action menée au niveau français depuis les Etats généraux de l’alimentation. Je constate à présent à quel point nous sommes pionniers en la matière et c’est résolument une bonne chose que les agriculteurs à l’échelle européenne puissent en bénéficier.
Depuis de nombreuses années, la PAC appuie aussi la transition agroécologique : elle fait en effet déjà beaucoup dans ce sens et elle y contribuera encore plus maintenant, et surtout mieux, même si elle ne pourra jamais porter ces transitions seule et à budget constant. Elle bénéficie donc d’une conditionnalité des aides directes renforcée : désormais, tous les critères du « verdissement » actuel sont intégrés dans les exigences pour toucher les aides du premier pilier. À noter en particulier, un renforcement de l’ambition en matière de biodiversité par rapport à la précédente PAC, avec la présence obligatoire de haies, bandes herbeuses et autres aménagements protégeant la faune et la flore sur 4 à 7 % des terres arables de chaque exploitation. De plus, un quart du budget du premier pilier est dédié à des mesures innovantes, les écorégimes, que les Etats Membres auront l’obligation de proposer, avec un cadre robuste qui récompense les bonnes pratiques reconnues, accessibles et efficaces : ainsi un système de points établira l’ambition des écorégimes, rémunérés en fonction, et qui devront couvrir de façon cohérente tous les objectifs environnementaux. Le deuxième pilier, lui, voit 35 % de ses mesures fléchées vers la durabilité avec la possibilité de de mesures prises à l’échelle de l’exploitation pour accompagner une transition globale. Plus généralement, et ce fut certainement la clé de voûte des négociations, la cohérence avec le Pacte Vert européen et ses déclinaisons, au premier rang desquelles la stratégie « De la ferme à la fourchette » est clairement établie : l’obligation de « contribution » des plans stratégiques nationaux aux législations environnementales de l’UE devient une obligation de « cohérence » avec ces dernières, ce qui est essentiel pour des agriculteurs confrontés à un nombre toujours croissant d’injonctions politiques !
Plus qu’aucune des précédentes éditions, cette PAC tire toutes les leçons d’une prise de conscience, renforcée depuis par les conséquences de la guerre menée par la Russie en Ukraine sur la sécurité alimentaire mondiale - l’agriculture est tout aussi vitale qu’elle est fragile face à des risques systémiques qui rendent cruciale la dernière dimension de ce triptyque : la protection. La gestion des risques climatiques revêt aujourd’hui un caractère incontournable, et malgré des possibilités étendues d’outils de prévention et de gestion des risques dans le deuxième pilier, on peut malheureusement regretter sur ce plan que la réforme n’ait pas été encore plus ambitieuse, laissant les Etats Membres à l’initiative sur ce sujet (et la France montre heureusement l’exemple). Sur les enjeux économiques, la PAC s’est dotée d’observatoires des marchés renforcés aux missions clarifiées, plus réactifs aux tensions conjoncturelles, et d’une réserve de crise améliorée, mais là encore, l’amélioration des outils d’intervention dont dispose la Commission aura été un peu timide à mon goût. Sur le volet commercial cependant, l’Union européenne a pris l’engagement clair, de long terme et attendu de pied ferme par les filières, d’avancer sur le respect des standards de production pour les produits importés, dans le cadre de l’OMC mais aussi en en y faisant évoluer les règles. Enfin, au regard du sujet de souveraineté alimentaire qu’est l’autonomie protéique, nous pouvons nous targuer d’avancées bienvenues, au niveau des aides couplées comme des programmes opérationnels, notamment pour accompagner les protéines végétales et les mélanges herbes/légumineuses.
La PAC n’a jamais cessé d’évoluer et déjà, certains réfléchissent à la prochaine étape prévue pour 2027. Ce qui est certain, c’est que cette réforme nous aura permis de tester des façons un peu nouvelles, plus incitatives, de verser les soutiens, et que les sujets qui ont dominé les débats reviendront nous occuper à la prochaine réforme - qu’il s’agisse de l’évolution des pratiques agricoles, de la protection face aux aléas, de l’orientation des productions ou encore de la démographie agricole. ■