Pour les sénateurs, corapporteurs de cette mission d’information consacrée à la compétitivité de la ferme France, les preuves d’un déclin de la France comme puissance agricole n’ont fait que s’accumuler au fil de leur rapport. « La France est l’un des seuls grands pays agricoles dont les parts de marché recule, expliquent gravement les sénateurs. Elle est passée de deuxième à cinquième exportateur mondial en vingt ans ». Son excédent commercial, « en retrait » n’est plus tiré que par l’effet prix des exportations, surtout des vins et spiritueux, et non par des volumes. A cela s’ajoutent des importations alimentaires qui « explosent ». « La France, « grenier de l’Europe » est désormais déficitaire avec l’Union européenne en matière alimentaire depuis 2015. Hors vins, elle est même déficitaire avec le monde entier » déplorent-ils.
Plus inquiétant encore, « le potentiel agricole s’érode d’année en année » : le nombre d’exploitations est en baisse constante, les surfaces agricoles utiles et les cultures chutent, les rendements plafonnent et la productivité de l’agroalimentaire, « faute d’investissements suffisants compte tenu de la guerre des prix » est également en berne. Pour les sénateurs, la perte de compétitivité et le décrochage de la Ferme France s’explique notamment par une hausse des charges des producteurs (coût de la main d’œuvre, fiscalité trop lourde et surtranspositions trop nombreuses). Ils pointent aussi l’effet taille de nos exploitations, la France ayant choisi un modèle familial avec des fermes petites, « loin des pratiques de ses concurrents directs en Europe ». Les sénateurs dénoncent encore « la faible défense par l’Etat » des accords de libre-échange (pas assez protectionniste ?) et un « climat politico-médiatique qui vitupère un modèle agricole pourtant le plus vertueux au monde ».
Mais au-delà de ce constat déjà assez sombre, le rapport désigne « la mode de la montée en gamme pour tous » qui s’est avérée, aux yeux des sénateurs, être un « mauvais calcul ». Ce choix qui visait à compenser la perte de compétitivité a été celui de la France depuis les années 90. Puisque les produits français ne sont plus assez compétitifs, il faut qu’ils montent en gamme pour atteindre des marchés de niche plus rémunérateurs ont expliqué toutes ces années et encore aujourd’hui les politiques agricoles françaises. En contrepartie d’une hausse des charges des agriculteurs afin de les contraindre aux transitions environnementales était mise en œuvre une politique législative axées sur le rééquilibrage des relations commerciales avec la grande distribution dans le but de recentrer la production agricole sur le marché intérieur, mieux rémunéré. « Autrement dit : on prône une montée en gamme de l’agriculture française et de l’autre, on laisse entrer des produits « coeur de gamme » plus facilement » commente amèrement Sophie Primas. « Si la montée en gamme n’est pas une mauvaise solution pour certaines filières organisées ou certains produits ciblées, prise dans son ensemble et sans être accompagnée d’une politique de compétitivité, aboutit à mettre la France agricole dans une impasse » juge la présidente LR de la mission d’information citant en exemple, le lait, la pomme et les tomates. Ainsi, si la laiterie française est forte à l’export, « elle ne le doit qu’à la faiblesse des revenus de ses éleveurs » (61 % des éleveurs laitiers n’atteignent pas le salaire médian). C’est ce qu’ils apellent « l’effet emmental ». « La France fait de la baisse des revenus de ses agriculteurs la source de compétitivité quand l’Allemagne le fait par des gains de productivité » s’indignent les sénateurs. Et d’ajouter : « Cette situation rogne petit à petit la résilience d’une filière d’ores et déjà confrontée à une décapitalisation de son cheptel (recul de 20 % du cheptel français en 25 ans) ainsi qu’à la baisse du nombre de nouveaux installés (un agriculteur sur deux partant à la retraite n’est pas remplacé dans la filière) ».
Après « l’effet emmental », « l’effet tarte tatin ». Selon les élus, miser sur une montée en gamme en se recentrant sur le marché intérieur plus rémunérateur, quitte à réduire les exportations peut avoir un effet « renversant ». « Avec une telle stratégie les exportations baissent mais les importations explosent, les produits étrangers plus compétitifs conquérant le « cœur de gamme » de la consommation ».
Enfin, les sénateurs, décidemment très inspirés, redoutent de voir les producteurs français menacés par l’effet « repas du dimanche » que connaissent les filières tomate et poulet : les produits français étant servis en de plus en plus rares occasions, laissant la place aux produits importés pour les repas du quotidien, en restauration hors foyer ou dans les plats transformés des familles plus modestes. Ainsi, pour le poulet (les importations ont quadruplé en 20 ans), « tout se passe comme si les Français consommaient un bon poulet du dimanche par mois, labelisé et produit en France, tout en acceptant de manger tous les jours du filet de poulet importé, issu d’élevages plus compétitifs ». Quant aux producteurs de tomates spécialisés dans des niches, « la concurrence vient progressivement… les dénicher ». Ce fut le cas avec les tomates cerises aujourd’hui concurrencées par celles du Maroc (les importations marocaines sont passées de 300 tonnes en 1995 à 70 000 tonnes).
Cette stratégie du « tout montée en gamme » n’est pas sans conséquences à la fois pour le pouvoir d’achat des Français et pour notre souveraineté alimentaire. La montée en gamme implique forcément une hausse des prix des denrées françaises, pour que l’agriculteur voit ses surcoûts compensés à minima. Or, le risque majeur est de voir ces denrées réservées à ceux qui peuvent se le permettre excluant du même coup les plus modestes à ne s’alimenter qu’avec des produits importés. Une situation que l’on peut constater avec le bio. Les consommateurs n’ayant pas un pouvoir d’achat suffisant finissent par délaisser les produits bios entrainant une surproduction et même des déconversions de producteurs faute de débouchés « pourtant promis par l’Etat ».
Enfin, à l’heure du conflit russo-ukrainien qui « rappelle tout l’importance géostratégique de l’arme agricole », « la tendance à la réduction du potentiel productif agricole est préoccupante » s’alarment les rapporteurs.
Sans contester fondamentalement l’intérêt de la stratégie de montée en gamme dès lors qu’elle est ciblée, la commission d’enquête considère que la priorité doit aller à « un choc de compétitivité » pour remonter la pente décliner en cinq axes. Première de ses recommandations, la commission entend faire de l compétitivité de la Ferme France « un objectif politique prioritaire » en nommant un haut-commissaire chargé du pilotage d’un plan « Compétitivité 2028 » ; maîtriser les charges de production pour regagner de la compétitivité prix (réduire les coûts de main d’œuvre dans l’agriculture et l’agroalimentaire, réduire les charges sociales, …) ; relancer la croissance de la productivité de la ferme France en faisant de la France un champion de l’innovation dans le domaine environnemental (investissement massif dans des moyens de lutte contre les aléas, développement du stockage de l’eau, application stricte de la loi de réforme de l’assurance récolte, …)et conquérir les marchés d’avenir et les marchés perdus, doper sa compétitivité hors prix (politique de contrôle sur les tromperies plus stricte, promotion d’une alimentation plus locale pour les cantines). Dernier axe : protéger l’agriculture française de la concurrence déloyale par la promotion de la classe miroirs réellement contrôlées grâce à une multiplication des contrôles des denrées alimentaires importées et par une actualisation des outils en vigueur de protection aux importations, comme les valeurs forfaitaires à l’importation. ■