Quel gouvernement nommer avec une assemblée divisée en trois blocs ?
Pour bien cerner le problème et avant de crier à « une France ingouvernable » devant les résultats des dernières législatives, il faut se souvenir que la Constitution de 1958 n’a pas du tout été rédigée en vue d’une conjoncture majoritaire systématique. Bien au contraire, ce que l’on appelle le « fait majoritaire », c’est-à-dire l’existence continue à l’Assemblée nationale d’une majorité de députés soutenant fidèlement le gouvernement, n’est apparu qu’après les élections législatives de 1962 qui ont suivi la dissolution prononcée par le général de Gaulle. Cette dissolution ripostait elle-même à la censure du gouvernement Pompidou, votée par les députés à la suite de l’utilisation par le général de Gaulle, de l’article 11 au lieu de l’article 89 pour faire réviser par référendum le mode d’élection du Président de la République.
Ce fait majoritaire s’est ensuite installé dans notre régime, largement favorisé par le scrutin majoritaire à deux tours pour le choix des députés mais aussi par l’élection présidentielle au suffrage universel qui, en ne laissant subsister que deux candidats au second tour, a largement contribué à une bipolarisation de la vie politique en deux blocs alternant successivement tout à la fois à l’Elysée, au palais Bourbon et à Matignon. L’on a fini par considérer que c’était la norme et le seul modèle acceptables d’autant que le général de Gaulle avait tellement dénoncé le « régime des partis » des républiques précédentes, que le « spectre » de l’instabilité de la IVème République revenait à chaque menace de majorité relative. Le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral ont encore, dans un premier temps, renforcé ce système majoritaire
Mais l’évolution contemporaine de la sociologie politique française, marquée par l’individualisme sociétal et la diversification des allégeances communautaires et militantes, a fini par remettre en cause ce système partisan qui est devenu beaucoup plus éclaté et surtout assez illisible car très enchevêtré dans de multiples et obscures « intersectionnalités ». On a ainsi pu voir récemment le président Macron décrire d’abord le Front populaire comme son principal adversaire, puis s’en prendre aux deux « extrêmes », puis finalement ordonner d’importants désistements des candidats de son camp en faveur dudit Front, avant de déclarer qu’il ne souhaitait pas gouverner avec la France insoumise. C’est ce que l’on appelle de la « fluidité ». Mais l’électorat lui-même est volatil, capricieux et très malléable.
Nous ne sommes pas le seul pays à voir le système partisan ainsi métamorphosé et éclaté. Jusqu’aux années 1990 l’Allemagne fonctionnait sur le modèle dit « deux partis et demi », les libéraux du FDP faisant l’appoint tantôt avec la droite tantôt avec la gauche pour gouverner. Aujourd’hui on en est outre-Rhin à sept partis représentés au Bundestag et il est arrivé à Angela Merckel de mettre neuf mois pour composer une coalition ! L’Espagne connaît les mêmes turbulences.
Le second élément « sociologique » qui a complètement changé dans notre Vème République est le comportement des présidents de la République eux-mêmes.
Le texte constitutionnel institue un régime parlementaire classique dans lequel le chef de l’Etat « règne » mais ne « gouverne » pas. C’est un arbitre et un garant doté d’autorité morale mais ce n’est pas un capitaine d’équipe. Le gouvernement, dirigé par le Premier ministre, est responsable devant l’Assemblée nationale dont il doit donc bénéficier de la confiance et c’est lui qui « détermine et conduit la politique de la Nation », est « responsable de la défense nationale » et « dirige l’administration et la force armée ». Il n’y a donc aucun doute, c’est le 1er ministre qui est le chef de l’exécutif.
L’élection du Président au suffrage universel direct a cependant faussé le fonctionnement du régime dès lors que les candidats à la présidentielle se sont présentés sur un contrat de gouvernement et que les Français ont élu le chef de l’Etat sur un programme législatif, lequel ne peut être réalisé que si la majorité des députés est issue du camp présidentiel. Il s’opère alors un transfert du pouvoir exécutif de Matignon vers l’Elysée et le Premier ministre devient le « collaborateur » du Président.
Le général de Gaulle compensait cependant l’extension extraconstitutionnelle de ses pouvoirs par une extension parallèle de sa responsabilité en posant la question de confiance au peuple lors des dissolutions ou des référendums. Il a ainsi quitté le pouvoir au lendemain d’un référendum négatif. Ses successeurs n’ont malheureusement pas cette conviction démocratique et s’accrochent à l’Elysée malgré de sévères sanctions populaires.
Cette « irresponsabilité politique » du chef de l’Etat pose un problème de légitimité démocratique d’autant plus redoutable que les présidents électoralement sanctionnés revendiquent de conserver un « domaine réservé », inventé de toutes pièces, qui ne figure nullement dans la Constitution. Comme l’avait souligné mon collègue Bernard Chantebout en 1986 : comment expliquer qu’un Président de la République auquel le peuple français a retiré sa confiance prétende encore pouvoir appuyer sur un bouton pour détruire une partie de la planète ? Que plus personne ne s’interroge sur une question de légitimité aussi fondamentale en dit long sur l’insoutenable légèreté de l’actuelle génération politique.
Alors, puisqu’Emmanuel Macron se maintient dans un déni de responsabilité, il lui reste à désigner le Premier ministre qu’une transaction entre les partis représentés à l’Assemblée nationale parviendra, le cas échéant à lui proposer. Il se trouve désormais dans la même situation que le Président allemand ou plus exactement italien, avec cette différence psychologique près qu’il se prend toujours pour le chef du bloc central alors que son leadership sur celui-ci a disparu…
La logique démocratique et parlementaire voudrait que ce soit un leader du bloc le plus important à l’Assemblée nationale qui soit proposé à sa nomination, mais encore faut-il que ce bloc se mette d’accord en interne et avec d’autres formations car il n’a de toutes façons pas la majorité absolue. Dans un contexte tendu, avec un parti (LFI) qui a déjà multiplié les comportements toxiques dans la législature précédente, les choses vont être difficiles.
Nous nous retrouvons donc exactement aujourd’hui dans la situation des pays où les élections se déroulent à la proportionnelle et où aucun parti n’a donc la majorité à lui seul. Au lendemain d’une telle élection ce sont les états-majors des partis politiques qui se livrent à des tractations et échanges de « bouts de gras » sur les postes ministériels et le contenu du programme (des « combinazione » disent les Italiens), tandis que les citoyens les observent en spectateurs hors-jeu.
Comment gouverner avec une majorité relative : le NFP envisage d’utiliser les décrets, ordonnances, le 49-3 et autres outils constitutionnels. Est-ce possible ?
Les ordonnances ne peuvent être prises qu’en vertu d’une loi d’habilitation qui doit donc être adoptée à la majorité. S’il n’y a pas une majorité parlementaire pour autoriser un gouvernement à légiférer par ordonnance il ne pourra pas le faire.
Les décrets ne peuvent être pris qu’en exécution d’une loi (et dans le respect des lois existantes) ou alors dans des matières qui sont du domaine réglementaire, mais il n’y en a pas beaucoup.
L’article 49-3 est d’un usage désormais limité, mais de toutes façons, s’il n’y a pas de majorité pour soutenir le texte et le gouvernement qui cherche ainsi à passer en force, il sera censuré par les députés.
Un gouvernement fragile peut bien sûr trouver quelques marges mais on ne peut plus aujourd’hui gouverner contre le Parlement. De Gaulle s’est permis, au début de la Vème République, d’utiliser toutes sortes de stratagèmes juridiques pour concentrer le pouvoir dans les mains de l’exécutif en court-circuitant les assemblées mais il le faisait en recourant au référendum ou aux pouvoirs de crise et il n’y avait à l’époque, aucun juge pour sanctionner ses entorses …. Aujourd’hui, il y a un juge derrière chaque décision publique ! Si vous ajoutez des juges ombrageux à un Président de la République hostile et une majorité parlementaire rétive, le NFP devra mettre beaucoup d’eau dans son vin. ■