Le tassement de l’échelle des salaires
La question de l’opportunité soulève en particulier le problème du tassement de l’échelle des salaires. Lors de la période récente de forte inflation, les salaires moyens ont augmenté moins que l’inflation et ont donc baissé en termes réels : ils ont été rattrapés par le SMIC. Ce tassement pose des problèmes quant à la reconnaissance des qualifications et de l’expérience. Étant donné que les hausses du SMIC sont en général faiblement diffusées sur les salaires supérieurs, une hausse sensible du salaire minimum renforcerait encore ce tassement des salaires.
Cela interroge la manière de relancer la hausse des salaires moyens, au-delà des incitations liées à la défiscalisation des primes d’intéressement ou de participation, qui n’ont pas fonctionné. Il faudrait certainement revenir sur un certain nombre de mesures ayant affaibli le pouvoir de négociation des salariés (notamment décentralisation de la négociation ou l’affaiblissement de l’assurance chômage).
La question qui se pose alors est l’articulation (en particulier en termes de calendrier) entre de telles mesures et la hausse du SMIC. Ceci relève d’arbitrages politiques plus que de possibilités économiques. Pour ce qui relève de la faisabilité économique de la hausse du SMIC, deux principaux arguments sont apportés : le premier sur le coût pour les finances publiques, le second sur le coût pour les entreprises privées.
Impact sur les finances publiques
L’effet sur les finances publiques est tiré par les allègements de cotisations. Ils sont de 40,14 % du salaire brut au niveau du SMIC (1) dégressif jusqu’à 7,8 % de 1,6 à 2,5 SMIC, puis 1,8 % de 2,5 à 3,5 SMIC. À ceci s’ajoute l’effet de diffusion partielle : les salaires supérieurs au SMIC augmentant moins que le SMIC se voient « rattraper » par celui-ci et bénéficient donc d’allègements de cotisations supérieurs.
En se basant sur les hypothèses de diffusion du rapport 2018 du comité des experts du SMIC et la distribution des salaires et des allègements de cotisations du rapport 2023 du même comité, on trouve une augmentation des allègements de cotisation de l’ordre de 21 Mdse (pour moitié d’effet direct et pour moitié d’effet de diffusion) auxquels on peut soustraire une hausse de 5 Mdse de cotisations salarié et de 3 Mdse de cotisations employeur.
La prime pour l’emploi génère aussi un effet de diffusion, dans le sens opposé : lorsque leurs revenus augmentent, les bénéficiaires touchent moins de prime d’activité. L’estimation cet impact bute sur le fait qu’une part non négligeable des salariés proches du SMIC ne sont pas éligibles du fait des revenus de leurs conjoints ou de revenus non salariaux. En prenant le chiffre estimé par Muriel Pucci à partir du modèle de micro-simulation de INES (55 % des salariés proche du SMIC bénéficient effectivement de la prime d’activité), on arrive à une baisse de 2,5 Mdse de prime d’activité. Le coût net pour les finances serait alors d’environ 10 Mdse avant le retour d’IR et de TVA.
Pas d’impact négatif sur la compétitivité
Quant au coût pour les entreprises privées, une question souvent mise en avant est celle d’un effet négatif sur l’emploi. Toutefois, comme je l’ai récemment résumé, cet effet théorique est loin d’être confirmé par les études empiriques. En particulier, un effet peut être décelé sur les premiers allègements du début des années 1990, mais non seulement il n’est que temporaire et disparaît au bout de 2 ans, mais surtout il ne s’agit pas d’un effet coût du travail (et modifications des technologies de production des entreprises) mais d’un effet de trésorerie.
Pour analyser cet impact en termes de trésorerie, on peut se reporter à un focus du CAE qui détaille par secteur d’activité l’exposition aux variations de coût du travail des bas salaires, en considérant un effet direct (les niveaux des salaires dans le secteur) et un effet indirect (les achats de consommations intermédiaires auprès des autres secteurs).
La première constatation est que les entreprises produisant des bien exportables ont une très faible exposition aux coûts des bas salaires, et quasi exclusivement indirectement via leurs intrants (elles achètent des consommations intermédiaires à des entreprises employant un peu plus de bas salaires qu’elles-mêmes). Pour les 19 secteurs les plus exportateurs, la part des salaires inférieurs à 1,1 SMIC est quasi nulle (à la fois en direct et indirect), la part des salaires inférieurs à 1,6 SMIC représente environ 3 % des coûts de production en direct et 6 % en indirect. La hausse du SMIC ne présente donc pas de risque relatif à la compétitivité internationale de l’industrie française.
Un impact mesuré sur les bilans des PME
Pour les autres, on retrouve une part des bas salaires dans les coûts de production assez concentrée dans six secteurs. Le groupe des trois secteurs les plus exposés (entre 3 et 5 % pour les moins de 1,1 SMIC et environ 20 % pour l’ensemble des moins de 1,6 SMIC) comprend l’hébergement et restauration, les services administratifs de soutien et les autres services (2), un second groupe de trois secteurs, moyennement exposé (entre 1 et 2 % pour les moins de 1,1 SMIC et environ 12 % pour l’ensemble des moins de 1,6 SMIC), comprend les arts et spectacles, le transport et entreposage et le commerce. Les autres ont soit des salaires majoritairement plus hauts soit une faible part du travail dans leur production.
Il est à noter que si la hausse du SMIC augmente le coût d’employer des salariés très proche du SMIC, elle diminue le coût des salaires plus proche de 1,6 SMIC du fait d’une augmentation des allègements de cotisations. Avec les hypothèses de diffusion du comité d’expert pour le SMIC (3) cela représente une augmentation de 0,6 % des coûts de production pour le premier groupe et de 0,3 % pour le second.
Une partie de ces secteurs regroupe principalement des entreprises sous-traitantes ayant des donneurs d’ordre pouvant largement couvrir ces hausses de coûts (notamment les services administratifs de soutien et le transport et entreposage). D’autres gagneraient bien plus à la hausse du pouvoir d’achat de leurs clients que cela ne leur coûterait en salaires (notamment l’hébergement et restauration et le commerce). La situation serait possiblement plus compliquée pour les autres services qui comprennent le secteur associatif et les services à la personne, qu’il faudrait probablement accompagner par ailleurs si une trajectoire de hausse des bas salaires était poursuivie au-delà des 14 % initiaux.
Par ailleurs, étant donné le coût important pour les finances publiques et les impacts limités même sur les secteurs les plus exposés, on pourrait envisager que dans le moyen terme la politique de soutien aux bas salaires s’accompagne d’un dégonflement progressif des allègements de cotisations sociales. Cela augmenterait les calculs de hausse des coûts des entreprises. Toutefois, comme il est apparu, il reste des marges de manœuvre pour le faire sans que cela ne constitue une hausse problématique des situations financières des entreprises. Surtout, il faudrait le faire progressivement pour laisser le temps à ces hausses de se diffuser dans les marges des donneurs d’ordres ou dans les prix sans que cela n’impacte l’inflation de manière notable. ■
1. 32,34 % d’allègements généraux dégressifs jusqu’à 1,6 SMIC ; 6 % pour le bandeau maladie jusqu’à 2,5 SMIC (ex-CICE) ; 1,8 % pour le bandeau famille jusqu’à 3,5 SMIC (ex-pacte de responsabilité).
2. Les autres services comprennent les activités des organisations associatives, la Réparation d’ordinateurs et de biens personnels et domestiques, et les autres services personnels.
3. Une diffusion totale pour les salaires inférieurs à 1,1 SMIC et une diffusion moyenne de 20 % pour les salaires entre 1,1 et 1,6 SMIC.