A l’heure de rédaction de cette tribune, le Premier ministre Michel Barnier a enfin composé son gouvernement (mais son discours de politique générale n’est pas encore prononcé), et si le compteur Légifrance affiche l’incroyable une loi (2) à l’actif du début de la législature, elle a été adoptée au cours de la précédente, par l’effet d’une promulgation retardée pour saisine du Conseil constitutionnel. Sans être inactif, le pouvoir réglementaire n’aurait pas abusé en expédiant les affaires courantes (3). Dans ce contexte hors normes, j’ai salué une bonne nouvelle (4) pour la « sobriété normative » (5) chère à la Première ministre Élisabeth Borne. Aurait-elle été entendue, avec un différé de passage aux actes ?
Plus sérieusement, cette période - inédite sous la Vème - conduit à une propice heure de vérité, qu’il faut savoir rappeler, car elle fixe le point de départ d’un indicateur pour cette nouvelle législature. Une évolution -le passage d’un discours de préoccupation sur l’inflation normative aux prémices de sa maîtrise - se ferait-elle déjà ressentir ?
Où en est-t-on en ce début de XVIIème législature sur la production normative française ?
L’expression de production est guère élégante pour illustrer le résultat des « lois » (lato sensu) « expression de la volonté générale », qu’on modernise avec la notion de « normes ». Mais par son image -industrielle, quantitative et formatée - combien illustre-t-elle où en est parvenu notre nation ? Renonçant à décompter de manière crédible le nombre de normes, écartant les indices du nombre de textes ou d’articles des textes, mes travaux, dans les revues juridiques (6) puis grand public, avec un essai publié en 2024, « L’inflation normative » (Plon) (7), ont montré qu’il faut privilégier un nouveau critère : le volume des normes, exprimé en nombre de « mots Légifrance ».
Tout en mettant en garde sur ses défauts (il représente une unité de mesure pour la seule pointe de l’iceberg -correspondant au droit étatique consolidé - ; ne photographie qu’à chaque 25 janvier de l’année et n’est informatiquement pas possible de remonter avant 2002), ce critère du volume, déduit des sources annuelles livrées par le Secrétariat général du Gouvernement (SGG), ferait désormais autorité. Je m’en réjouis. S’appropriant cet indice, en citant un extrait de mes propos paru dans une tribune au Monde du 5 août 2022, le Premier ministre Gabriel Attal s’est, le 30 janvier 2024, rallié à cet indice : « A date, le nombre de mots pour dire des normes, sur légifrance, s’élève à 44,1 millions de mots. C’est pratiquement deux fois plus qu’il y a 20 ans ». (8). C’est une première.
A quelques mois de quitter Matignon, son ancien hôte a pris soin, ainsi, dans son discours de politique générale, d’ancrer le passage d’une présomption d’inflation à un indicateur objectif, pour toute future politique publique de « débureaucratisation », selon sa formule. Le gouvernement Attal n’aura pas duré (mettant fin à la XVIème législature), mais laisse, avec ce legs politique, un point de départ pour mesurer, désormais, la production normative. On peut presque dire que le nouveau Premier ministre a reçu, en héritage, ce point zéro du nouveau thermomètre pour mesurer la température normative à venir. Ce faisant, Michel Barnier pourrait revendiquer a minima d’être jugé à l’aune du chiffre connu de la production normative au 25 janvier…2024 (que Gabriel Attal n’aurait d’ailleurs pu encore dévoilé), qui s’élève à 46,5 millions de mots légifrance (9). Michel Barnier pourrait demander à ce que l’on le juge en fonction du vrai chiffre au 5 septembre, mais il apprendra, à ses dépens, que l’appareil statistique du SGG n’a pas la finesse de décompter selon chaque législative. Ce qui est une lacune.
Admettons donc, en réponse à notre question : mutatis mutandis, le point de départ de la XVIIème législature est un volume de 46,5 millions. Soit 104 % depuis 2002.
Avec la nouvelle législature, muterait-on d’un discours de préoccupation sur l’inflation normative aux prémices de sa maîtrise ?
Si le discours très « anti-normes » prononcé par Gabriel Attal le 30 janvier dernier n’est pas à mettre au crédit de la présente législature, il en est si proche qu’il oblige son successeur à ne pas pouvoir faire moins. Il est vrai qu’avec le discours de son prédécesseur, on est dans une tradition aussi française que le travers qu’elle est censée dénoncer. Dans mon essai sur « L’inflation normative » je rappelle les petites phrases « anti inflation normative » qui égrènent le discours public, au plus haut niveau de l’Etat, depuis au moins le 19 mai 1995, avec le message au Parlement de Jacques Chirac. Jusqu’à celui du président Emmanuel Macron, le 3 juillet 2017.
Il y a donc une culture, républicaine, sans crainte de verser dans le populisme, de préoccupation -sinon dénonciation - de la « maladie » normative. C’est déjà rassurant que le constat soit posé, au lieu d’un déni, au pire, ou d’omerta, au mieux.
Passer aux actes, maîtriser le flux d’une production normative toujours à la hausse, est en revanche l’illustration presque parfaite d’une de ces impuissances de la volonté politique à réaliser ce que l’on annonce. Les mesures de simplification s’empilent (10) (un énième projet de loi « de simplification de la vie économique » est tombé à l’eau à cause de la dissolution), mais les normes ne désemplissent pas la pile. Le « choc de simplification » administrative finit par amuser nos concitoyens, rattrapés par l’humour du père de la formule, François Hollande.
Rien ne change ? Ce n’est pas sûr, car, une nouvelle fois, le Premier ministre entrant en a fait un marqueur, qui ne peut qu’être volontaire, de ses débuts d’entrée en fonction. Intervenant le soir de sa passation au 20 H, sur TF1, Michel Barnier a eu comme premiers mots : « On a entendu un agriculteur dire des choses justes sur l’inflation normative qui bloque et qui contrait, pas seulement les agriculteurs mais aussi les entreprises ».
On pourrait certes dire que c’est l’antienne obligée de tous les chefs de gouvernement depuis une trentaine d’années, sauf que, de l’incantation, on voit bien qu’il devient incontournable de passer à l’action.
Comment ? Je n’ai pas l’outrecuidance d’oser envisager qu’une des mesures radicales que je propose dans mon essai soit mise en œuvre, mais, d’abord, et sans préjuger d’améliorer encore le système du monitoring des normes (ce qui relève de la simple instruction du Premier ministre à la DILA/SGG), il faut que les politiques publiques intègrent l’indicateur, et se sachent « auditées » sur son évolution. 46,5 millions à l’entrée de la XVIIème législature, combien à chaque nouveau rendez-vous du bilan du SGG ? Soit-dit en passant, pourquoi l’algorithme qui passe au-dessus des normes consolidées chaque « 25 janvier » (11) de l’année ne les auditerait pas le 25 janvier de chaque mois civil, pour un pilotage plus fin ?
Il n’y avait plus de titulaire d’un portefeuille en charge de la « simplification » depuis le 17 juin 2005 (12), et ce n’était pas un ministère de plein exercice, condition sine qua non. Sans que cette autorité ministérielle soit le sésame d’une politique de déflation normative, elle en constitue un aiguillon. Réjouissons-nous de la nomination au gouvernement Barnier d’un ministre de la fonction publique, de la simplification et de la transformation de l’action publique (13).
Ensuite, parmi les mesures non coûteuse et efficaces d’améliorer le triptyque « des normes, oui, mais bien évaluées, bien adoptées, bien représentatives », il y a urgence à réviser la qualité des études d’impact des projets de loi, en les rendant sincères et généralisées, comme susceptibles de conduire au renoncement de la norme envisagée. La réforme de la loi organique de 2009 a accouché d’une souri. Sur les 56 lois promulguées en 2023, seules 19 étaient sujettes à cette obligation d’étude d’impact (34 %), notamment à cause de l’exemption des propositions de loi (PPL). Le reste, plus de la moitié des études d’impacts (58 %) laisse à désirer. Sur les 19 lois concernées par une étude préalable, les avis public du Conseil d’État relèvent que seulement 8 répondaient globalement aux critères de qualité, ou sans critique relevée. C’est infiniment trop peu, sachant que l’étude est censée avoir été améliorée par les bureaux ministériels en cours d’examen devant le Conseil d’Etat, entre son entrée via « Solon » et la séance de l’assemblée générale du Conseil d’Etat...
Mais le contrôle de l’activité, si ce n’est l’activisme normatif du pouvoir normatif, que dans mon essai je requalifie depuis 2002 de « Pouvoir exécutif-législateur », va plus vraisemblablement venir …du Parlement. Beaucoup d’observateurs ont souligné que le Parlement prendrait sa revanche dans ce contexte inédit de la Vème. La question n’est pas d’un rapport de force, mais d’exercice des contre-pouvoirs à la Montesquieu. « Le Parlement évalue les politiques publiques ». Cette insertion est certes issue de la réforme de 2008, mais elle aurait pu ne pas s’écrire qu’elle était implicite depuis 1958. Parmi ces évaluations, il y a nécessairement celle de la traduction juridique des politiques publiques. Faut-il encore que le Parlement en ait les moyens ?
Par un signal qui tient à l’heureuse coïncidence -mais peut-être pas que -, le vice-président du Sénat, Loïc Hervé, vient de déposer ce 11 septembre une PPL n° 755 (2023-2024) « portant création d’une délégation parlementaire dénommée Office parlementaire de la norme ». Loi simple, modifiant l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, elle offrirait un outil exceptionnel au service des représentants du Peuple pour, selon son texte : « Sur l’état des normes en vigueur : en surveiller le volume, la qualité, l’application et l’applicabilité ».
Le temps de la maîtrise de la « production normative » française est peut-être arrivé… ■
*Auteur de « L’inflation normative » (Plon, 2024 – Grand Prix 2024 du Livre Eco BFM Business / Montpensier finances). Vient de publier aux éditions Eyrolles « Le Prix de l’insécurité – Enquête sur une défaillance d’Etat »
1. Seule une session extraordinaire a été convoquée à la demande d’une majorité de députés, le 14 mars 1979.
2. Loi n° 2024-850 du 25 juillet 2024 visant à prévenir les ingérences étrangères en France, JORF du 26 juillet 2024.
3. Du 18 juillet au 4 septembre, 41 décrets réglementaires et 193 arrêtés.
4. Le Point, le 29 août 2024.
5. Expression du 7 septembre 2023.
6. V. not. Revue du Droit Public, n°2/2022 ; Revue Française du Droit Administratif, mars-avril 2024.
7. Cet ouvrage a été honoré du grand prix du livre Eco BFM business - Montpensier 2024
8. Sauf qu’il citait notre avant-dernière donnée, valable pour …2022, qu’entretemps j’avais actualisé à 45,3, au 25 janvier 2023 : cf. Semaine juridique – éd. G. - N° 21 - mai 2023.
9. 46 495 144.
10. Depuis 1995, j’ai décompté 37 lois depuis 1969, 66 ordonnances, 165 décrets, 68 circulaires ayant l’occurrence « simplification » dans leur titre au JO.
11. Je renvoie aux explications dans mon essai paru chez Plon pour cet anecdotique « 25 janvier ».
12. Thierry Mandon, Secrétaire d’Etat auprès du Premier ministre, chargé de la réforme de l’Etat et de la simplification.
13. Confié à M. Guillaume Kasbarian, en 17ème rang protocolaire. Son décret d’attribution en apprendra plus sur sa capacité interministérielle.