Pour penser 2050, il convient d’abord de poser le contexte dans lequel l’agriculture européenne va se déployer. Ce sera un environnement mondial marqué par une population encore en croissance, qui atteindra presque son maximum, engendrant un « Everest alimentaire », source de tensions sur les ressources alimentaires. Dans le même temps, la population européenne sera assez proche de la situation de 2025, fruit d’une fécondité faible, compensée par une immigration à niveau de qualification équivalent voire supérieur à la population européenne native. Donc une capacité à produire et à innover maintenue, avec un marché intérieur alimentaire soutenu, consommant sans doute un petit peu moins de produits animaux, mais un consentement à payer élevé.
Ce sera aussi un contexte environnemental plus marqué. Le changement climatique se fera lourdement sentir, plus encore dans le sud-ouest de l’Europe et de la France et dans le Sud-Est du continent (pourtour de la Mer Noire) avec des étés très chauds et secs, des hivers plus humides, avec moins de neige sur tous les massifs montagneux européens, et des variations interannuelles marquées. Il faudra avoir des systèmes résilients, et, pour les productions animales herbivores, disposer de stocks de sécurité accrus. Ce contexte environnemental sera aussi défini par une reconquête de l’état des masses d’eau et de restauration de la biodiversité. Ceci sera obtenu par l’amélioration de l’efficience d’utilisation de l’eau et des nutriments, et en particulier de l’engrais azoté, et par une protection des cultures effectivement durable, avec très peu de pesticides chimiques en dernier recours, mais beaucoup de leviers agroécologiques, mobilisant la prophylaxie, le biocontrôle et la biostimulation, le progrès génétique ou des agroéquipements de nouvelle génération.
Ceci dessine un paysage en rupture forte par rapport aux années 20, rendu possible par des innovations de rupture, offrant de nouveaux leviers d’action et mobilisant beaucoup d’acteurs nouveaux. Les principales innovations qui dessineront dorénavant le paysage seront exogènes et endogènes. Les principales innovations exogènes vont concerner d’abord le numérique. Il y aura d’une part une mobilisation massive des automatismes et des robots pour l’action de précision, pour la détection des risques, le suivi des animaux en vue du respect strict des exigences sociétales en matière de bien-être animal et l’élaboration des stratégies d’action. Ceci réduira les contraintes liées à la charge de travail et aux astreintes, et accompagnera la poursuite de la réduction du nombre d’exploitations agricoles. D’autre part, l’intelligence artificielle qui a fait une arrivée marquée au début des années 20 sera devenue la règle pour le conseil personnalisé des agriculteurs, prenant en compte toutes les spécificités locales, tant des conditions de milieu que des conditions de marché. Ceci aura été rendu possible parce que la question de l’ouverture des données aura été largement acquise. Autre innovation exogène majeure, celle de la motorisation, avec un recours massif à l’électricité pour les petites puissances et à l’hydrogène pour les fortes puissances, le monde agricole étant devenu largement autonome en électricité grâce à un déploiement, raisonné et raisonnable, de l’agrivoltaïsme.
Les innovations endogènes sont également nombreuses. Elles reposent massivement sur la meilleure connaissance du vivant et de sa complexité. L’amélioration génétique se poursuit, en productions végétales comme animales, avec de nouveaux leviers, et notamment l’édition du génome. Son utilisation pratique est encadrée, dans la mesure où la diversité génétique naturelle est préservée et l’accès à la technologie est favorisé pour tous. Un travail considérable a été fait sur la propriété intellectuelle, à l’échelle nationale et européenne pour éviter les appropriations et les freins aux progrès ultérieurs. Ceci a permis le maintien d’une diversité des entreprises de sélection et des formes d’agriculture. Une rupture majeure est la maîtrise généralisée des paysages olfactifs qui changent notre façon de gérer les insectes ravageurs en production végétale, les vecteurs de nombreuses maladies animales, mais aussi le comportement des animaux. Autre rupture majeure, celle issue de la connaissance des microbiotes des animaux, du sol et des plantes. Par la connaissance des communautés microbiennes et de leurs interactions avec les organismes qui les portent, il est dorénavant possible de réduire les émissions de méthane tout en améliorant l’efficience nutritive des animaux, de maintenir la fertilité des sols et la nutrition des plantes car on favorise le dépôt de carbone à partir de couverts complexes et d’une couverture permanente des sols, et encore d’assurer la protection des cultures. Les industries du biocontrôle et de la biostimulation sont devenues des acteurs majeurs de la production agricole, dans un cadre réglementaire européen qui a profondément évolué pour favoriser ces innovations.
Tous ces changements auront eu lieu parce que nos organisations et fonctionnements collectifs auront été profondément revus, avec un état d’esprit qui n’est plus structuré par une tension entre les performances productives et économiques d’une part et les performances environnementales d’autre part. A l’opposé, en ce milieu de siècle, l’agriculture européenne a pris en charge pleinement en charge la dimension environnementale, avec les financements qui correspondent aux services rendus à l’ensemble de la société. L’ensemble des chaines de valeur sont pleinement impliquées dans les transformations. D’abord les consommateurs où un effort massif a permis de réduire les pertes et gaspillages, qui sont en 2050 de 15 % alors qu’ils dépassaient encore les 30 % en 2025. Cette réduction a permis de réduire les pollutions et de redonner du pouvoir d’achat. Le fonctionnement des chaines de valeur a également fortement misé sur l’innovation dans les process de transformation et notamment les fermentations, se traduisant par une création soutenue d’emplois et de valeur ajoutée dans les territoires ruraux.
Ceci se traduit par une évolution des actifs agricoles et agro-alimentaires, avec de fortes dynamiques locales basées sur l’initiative locale et l’innovation, une dynamique de formation initiale et tout au long de la vie active, et une facilité accrue d’entrer et de sortir de la fonction productive agricole. Pour cela, le portage du foncier et du capital a été modifié, avec donc des risques plus réduits pour le seul agriculteur.
Les politiques publiques et en particulier la Politique Agricole Commune ont été profondément modifiées, avec un virage de la PAC initié dès 2028. Elle est dorénavant marquée par une protection de l’environnement, des sols et des paysages, seule trajectoire réellement à même de maintenir la capacité productive face aux effets du changement climatique. Pour soutenir ce choix politique majeur, une politique générale a été établie de mise en évidence des coûts cachés en vue de les réduire et de soutenir les filières pour leurs efforts dans la compression de ces coûts cachés. Pour protéger le marché intérieur européen, qui reste un des plus gros marchés alimentaires mondiaux, des clauses miroirs exigeantes ont été mises à l’importation, imposant des niveaux de qualité environnementale au moins équivalents à ceux qui règnent au sein de l’UE. Ceci est dorénavant possible par la rupture digitale, et est beaucoup plus efficace que les logiques reposant sur les droits de douane.
L’Europe, avec des années de tentation des replis nationaux, est à nouveau un espace d’action et d’innovation coordonnées, sans pour autant être une bulle coupée du reste du monde. De toute façon, la planète est notre bien commun. Pour y parvenir, la coordination entre les états et avec les régions a été largement renforcée, avec plus de pouvoirs donnés aux agences européennes et des mandats clairs, pouvoirs destinés à prévenir et à agir ensemble.
Devant les défis à relever, la stabilité n’est pas une option. Le terreau existe pour porter les innovations biologiques, techniques et organisationnelles qui permettront d’être au rendez-vous de 2050. ■